Le seul bagage qui ne pèse jamais trop lourd à l’épaule du voyageur, qu’il ne désire jamais abandonner sur le bord du chemin, c’est sa liberté. Précisément parce qu’il la garde toujours avec lui, rien, ni personne ne peut l’empêcher d’avancer.
Le voyageur peut perdre sa liberté, par inadvertance le plus souvent, mais nul ne peut la lui reprendre. Un lien qui viendrait l’emprisonner n’empêcherait qu’une manière de voyager, parmi beaucoup d’autres. Lorsque des chemins se ferment devant lui, d’autres s’ouvrent presque aussitôt, dans des directions qu’il n’aurait sans cela jamais imaginées. Rien, ni personne qui puisse détruire, qui puisse même atteindre, tout au fond de son être, l’ultime racine, d’où rejaillira bientôt un arbre au tronc vigoureux, aux embranchements innombrables.
Que faire lorsque le chemin est coupé ? S’arrêter, et regarder attentivement autour de soi. Peut-être l’obstacle n’est pas si infranchissable, peut-être un sentier le contourne, peut-être une autre direction se dessine… Ce n’est cependant pas le voyageur qui repère le détour, ou qui débusque un autre chemin — ce sont eux qui l’appellent, qui lui font signe. Il y a une manière de guetter qui permet d’entendre leur appel discret. Il s’agit d’être actif, mais sans bouger, mais sans vouloir. Atteindre à la liberté parfaite, en effet, ce n’est pas obtenir tout ce que veut la volonté — c’est avoir cessé de vouloir. Le voyageur ne cherche plus. Ne décide rien. Ne trouve pas davantage. Simplement, il y a de la décision, il y a des trouvailles… ("Il y a" ne s’oppose pas au voyageur, mais le contient, y est contenu). C’est pourquoi le dernier bagage que celui-ci doit laisser sur son chemin, le dernier lien duquel il doit se libérer, c’est sa propre liberté.
L’excès de choix dans les directions à prendre — tel est l’obstacle paradoxal, et insidieux. Le chemin que trace en travers du sien la liberté d’un autre — tel est l’obstacle déconcertant : laquelle est juste, en effet, de ces deux libertés contradictoires ? Ce n’est à aucun des voyageurs d’en juger, ce n’est aucun d’eux qui pourrait le savoir, ce n’est à aucun que ce savoir pourrait être utile — même si l’autre est un bandit de grand chemin, même s’il est un fauve affamé ! Dans tous les cas, accepter l’arrêt que le monde impose, et guetter, sans bouger, sans vouloir. L’obstacle, lui aussi, fait partie du voyage. Il est le passage resserré qui ouvre sur de plus grands espaces, qui mène plus profond dans l’épaisseur du monde. Même si le voyageur l’oublie parfois, l’obstacle est tracé, creusé par celui-là même qui le rencontre en travers de son chemin.
La liberté du voyageur n’est rien de plus que la liberté du monde. Cela annule-t-il sa responsabilité ? Bien au contraire : la responsabilité du voyageur n’est rien de moins que la responsabilité du monde.