Il y a différentes manières de voyager. Prendre le train, monter dans un wagon en est une. Sauf incident, le train entraîne tous les wagons au lieu prévu, à l’heure dite. Pour en profiter, il suffit à celui qui désire se rendre d’un endroit à un autre d’avoir la bonne carte, les bons horaires — et de quoi acheter son billet. Si aucune correspondance ne permet de rejoindre un lieu trop éloigné des réseaux existants, tracer de nouvelles voies, et établir de nouveaux horaires ! Puis connecter toutes les stations les unes avec les autres, et saisir d’un seul regard l’ensemble de leurs articulations ! De ramifications en ramifications, finir par quadriller l’univers, et rationaliser ainsi tous les voyages ! Interminable tentative…

Mais le voyageur n’est pas Alexandre, envahissant, civilisant les mondes barbares. Il serait Abraham plutôt, qui aurait compris que, depuis toujours, il chemine sur la Terre Promise. C’est pourquoi il ressemble un peu à l’un de ces vagabonds du Nouveau Monde : s’il ne dédaigne pas le chemin de fer à l’occasion, il préfère le train de marchandises, dont le rythme plus lent lui permet de sauter d’un wagon à l’autre, au hasard des croisements, au gré de sa fantaisie. Il n’a que faire de cartes et d’horaires, et n’a pas besoin de billet. Il se contente des voies existantes : elles lui suffisent amplement pour aller — pour être — n’importe où. Car la Terre Promise est là, dans la fumée et dans le bruit, entre les ridelles, au milieu du fret et du bétail, parmi d’inattendus, de passionnants compagnons de rencontre. Mais avant même que le voyageur ne s’arrête, dès qu’un désir de s’établir prend forme en lui, la Terre Promise recule brusquement, hors d’atteinte…

C’est parce qu’il en est conscient que le voyageur ne cherche à rien retenir, ne serait-ce qu’un nom, ne serait-ce qu’une idée. Ne serait-ce qu’un visage. Cela ne pourrait que l’attacher à ce qui reste toujours fixé en arrière sur la voie. Cela stopperait aussitôt son cheminement, l’arrachant du wagon qu’il avait momentanément emprunté. Il en est, certes, qui parviennent malgré tout à y rester accrochés. Mais ils arrêtent alors le train, et tous ceux qui se trouvent, avec eux, à l’intérieur.