Paradoxe du temps. Seul le présent est, mais il n’est rien : il n’a aucune épaisseur. Le passé et le futur sont tout, mais ne sont pas : l’un n’est plus, l’autre pas encore. On pourrait se sortir de cette contradiction en disant que le passé est, mais en tant qu’il n’est plus — qu’un souvenir. Que le futur est, mais en tant qu’il n’est pas encore — qu’une attente. Plus rien qu’un souvenir, rien encore qu’une attente… Autant dire : rien. Nous voici à nouveau dans l’impasse. Il faudrait tout de même chercher à s’en sortir, car le temps n’est autre que passé, présent, futur, et le temps n’est pas rien, car tout est dans le temps.

Autre paradoxe : nul, pas même Dieu, ne peut faire que le passé soit autrement que ce qu’il fut. Tout, même un imperceptible grain de poussière, fait le futur tel ou tel qu’il sera. Pour passer de l’un de ces extrêmes à l’autre, un point évanescent.

Dans le temps, le voyageur est comme un objet qu’on aurait jeté au milieu d’un grand fleuve : poussé par le passé, tiré par le futur, il est emporté par le courant. Comment, plongé dans l’onde insaisissable du présent, pourrait-il conserver la moindre stabilité ?

À la fois tiré vers le passé par ses remords et ses regrets, poussé vers le futur par ses craintes et ses appréhensions, comment, écartelé sur le fil imperceptible du présent, pourrait-il esquisser le moindre mouvement ?

Commencer par choisir mes points d’ancrage dans le passé : ils serviront d’appui pour me décoller du reste. Ce dont je ne me rappelle pas avec plaisir, le dissoudre, et l’oublier. Le souvenir devient alors éclairant. Choisir mes points d’ancrage dans le futur : ce que j’ai promis, le tenir. L’attente devient alors active. Je change ainsi, non pas le passé, mais le poids du passé. Je détermine, non pas le futur, mais le sens du futur.

Peu à peu, le temps apparaît comme ce qu’il est depuis toujours : rien. Le rien du présent est le tout du temps. Et Tout est dans ce Rien. Y compris mes souvenirs, y compris mes attentes. Mais ce n’est plus moi maintenant qui choisis mon passé, mon futur — c’est mon présent. Le rien de mon présent.

Dans la matière désagrégée du temps, le voyageur se meut librement. Dans l’eau étale du moment présent, le poisson est heureux.